Friday, May 3, 2024
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Réchauffement climatique: l’enfouissement du CO2 sous la mer, une solution qui divise

Piéger le CO2 des usines dans le sous-sol, c’est l’une des solutions préconisées par nombre d’experts. Mais en Europe, cette pratique controversée reste un tabou du débat public.

On appelle ça le « carbon capture and storage »(CCS) : on capte le CO2 dans les cheminées des raffineries, cimenteries, centrales thermiques ou fabriques de métaux, grâce à divers procédés chimiques. Puis on le comprime jusqu’à le liquéfier, et, à raison de millions de tonnes, après l’avoir transporté par navires ou par pipelines, on l’injecte, pour le reste des siècles, dans des cavités souterraines, par exemple d’anciens champs de pétrole ou de gaz.

D’autres techniques sont expérimentées : le « direct air capture » ​(DAC) recourt à l’aide d’immenses aspirateurs pour extraire le CO2 présent dans l’air lui-même. Une dizaine de prototypes fonctionnent dans le monde, dont l’un, Orca, très médiatisé, en Islande. Mais l’efficacité est encore très faible.

Il y a, enfin, le « bioenergy with carbon capture and storage»(BECSS). Il consiste, lui, à brûler des végétaux – qui concentrent le carbone qu’ils ont eux-mêmes aspiré dans l’air – dans des centrales thermiques dont le CO2 est capturé et stocké, comme pour les raffineries ou les centrales à charbon. Mais, gros problème, l’essor de la culture de végétaux utilisés comme aspirateurs à carbone est jugé problématique en raison des quantités de terre agricole et d’eau nécessaires.

C’est donc bien la récupération des fumées des usines très polluantes qui reste le principal filon parmi les différentes technologies de CCS.

La mer du Nord, sarcophage à CO2

On ne manquerait pas de cavités géologiques naturelles pour stocker le CO2 récupéré. Selon des estimations encore approximatives du Giec, le sous-sol mondial pourrait stocker un millier de milliards de tonnes, ce qui serait plus que suffisant pour respecter un réchauffement inférieur à 1,5° d’ici à 2100.

En Europe, c’est la mer du Nord qui est toute désignée pour devenir un gigantesque sarcophage à dioxyde de carbone. Ses entrailles sont connues par cœur des géologues des « majors » qui en extraient pétrole et gaz depuis cinquante ans.

Une vue de l’esprit ? Pas du tout. Tous les grands scénarios élaborés pour parvenir à neutraliser totalement les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050, y compris celui du Giec, prévoient un recours au CCS.

Ceci, officiellement, pour neutraliser les dernières sources d’émission de CO2 jugées incompressibles, notamment du fait des processus chimiques utilisés, dans les cimenteries ou la production d’acier. Mais avant cela, on pourrait retarder le passage à l’électrique de toutes les installations polluantes trop récentes pour être remplacées rapidement. Par exemple les centrales à charbon que la Chine a mis en service à tour de bras ces dernières années et qui affichent 13 ans de moyenne d’âge.

10 % de CO2 en moins selon l’Agence internationale de l’énergie

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le CCS contribuera à hauteur de 10 à 15 % à la décarbonation des activités humaines à long terme, alors que les émissions annuelles de gaz à effet de serre de l’humanité ont dépassé les 50 milliards de tonnes en 2019.

L’enjeu est majeur, notamment pour les centrales électriques brûlant du charbon, du fuel ou du gaz. Selon l’AIE, équiper toutes les centrales thermiques mondiales permettrait de capter 600 milliards de tonnes qui, autrement, seront rejetées dans l’air durant les 50 ans à venir. C’est l’équivalent de 17 années d’émissions de CO2 de toute la planète.

Une technologie inventée pour doper les puits de pétrole

La technologie de CCS est connue et utilisée depuis les années 1970. Elle est née au Texas… et pas dans un but écologique : on a eu l’idée de récupérer le CO2 émis par une raffinerie pour l’injecter dans un champ de pétrole en fin de vie afin d’y augmenter la pression, donc l’extraction de pétrole.

Ce qui explique que la moitié de la trentaine de sites mondiaux recourant à cette technique est située aux États-Unis. Elle y est même défiscalisée, tout comme au Canada… au nom de la protection de l’environnement ! Mais cette trentaine de sites ne capte que 45 millions de tonnes par an dans le monde entier. Un niveau dérisoire, à peine 10 % des émissions de la France.

Mais cela devrait bondir. Le plan de relance de Joe Biden vient d’accorder au CCS une belle poignée de milliards de subventions. En Europe, c’est le renchérissement des quotas de carbone (droits à polluer), désormais autour des 70 € la tonne, qui rend maintenant rentable cette pratique coûteuse.

Les sites de stockages pas au rendez-vous

Le cabinet norvégien Rystad, spécialisé dans l’énergie, estime qu’il y a actuellement plus de 200 projets de CCS de par le monde. Ils devraient retirer plus de 550 millions de tonnes de CO2 de l’atmosphère en 2030.

C’est dix fois plus qu’actuellement. Mais encore peu de choses, car l’AIE estime que l’on doit atteindre les 7,6 milliards de tonnes par an en 2050, rappelle Florence Delprat-Jannaud, spécialiste du CCS à l’Institut français du pétrole-Energies nouvelles. Alors que les industriels émetteurs commencent à multiplier les projets de CCS, ce sont les pipelines et les sites de stockage qui risquent de ne pas être au rendez-vous si les investissements n’accélèrent pas, ​s’inquiètent Florence Delprat-Jannaud.

Florence Delprat-Jannaud est spécialiste du captage et stockage du CO2 au sein de l’Institut français du pétrole-Energies nouvelles. | DR

Or force est de constater que le CCS n’est jamais évoqué en France et à peine davantage à l’échelon européen. Alors que c’est une solution figurant en bonne place de tous les scénarios officiels d’une planète, d’une Europe et d’une France sans carbone, nulle part on ne débat des milliards d’investissements nécessaires à la captation, au transport et à l’injection de millions de tonnes de dioxyde de carbone dans l’écorce terrestre.

Le petit plus grand projet d’Europe

En Europe, le seul projet de stockage ouvert à des industriels étrangers est Northern Lights, en Norvège, qui permettra notamment d’exporter par navire du CO2 récupéré chez un fabricant d’engrais aux Pays-Bas. Northern Lights ( « Aurore boréale » ​en anglais), dont TotalEnergies est un des actionnaires, doit entrer en service en 2025. Il pourrait intéresser, notamment, l’aciérie d’ArcelorMittal de Dunkerque, qui participe à l’un des rares projets de CCS en France.

La capacité maximum de Northern Lights sera de 5 millions de tonnes par an. TotalEnergies investit, certes, dans nombre d’autres projets. Il vise une capacité de stockage annuelle de 10 millions de tonnes en 2030 et de 50 à 100 millions de tonnes en 2050.

Cependant, s’agissant de la cinquième compagnie mondiale d’hydrocarbures, on constate, une fois encore, que les quantités envisagées semblent faibles face aux ambitions du Giec ou de l’AIE, ou encore face aux émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne (Royaume-Uni compris), qui ont atteint les 4 milliards de tonnes en 2019.

« Ne négliger aucun levier »

Reste que, pour l’agronome spécialiste du changement climatique Sylvain Pellerin, il sera tellement difficile d’atteindre le zéro carbone en 2050 qu’il ne faut négliger aucun levier. Si, rappelle-t-il, le premier levier c’est, pour la France, de diviser par six nos émissions de gaz à effet de serre, on estime qu’il restera, en 2050, 80 millions de tonnes d’émissions incompressibles​.

Pour les neutraliser dans des puits de carbone, il n’y aura que trois solutions : accroître la quantité de matière organique dans les sols, accroître les forêts et le CCS, même s’il est plus coûteux que les procédés recourant à la nature.

La partie n’est pas gagnée car l’accroissement du stockage du carbone dans les sols agricoles s’il est en bonne voie, ne va pas assez vite. Or, rien que pour la France, on en attend un stockage supplémentaire de 30 millions de tonnes de carbone par an, les 50 restants devant être obtenu via une extension des forêts.

Une fausse « technosolution » dénoncée par les écologistes

L’eurodéputée écologiste Marie Toussaint considère que la capture et le stockage du CO2 sont une dangereuse fausse solution. | PARLEMENT EUROPÉEN

Pourtant le CCS ne fait pas l’unanimité. D’abord du fait de son coût. Rystad estime qu’en 2020, le marché du CCS atteindra 55 milliards de dollars par an. ExxonMobil a, à lui seul, mis sur la table, en 2021, un projet à 100 milliards de dollars pour collecter par pipelines tout le CO2 des 200 usines pétrochimiques du Texas et de Louisiane et l’injecter dans le sous-sol du golfe du Mexique, lui-même vaste champs de pétrole et de gaz.

Ces fonds, on ferait mieux de les consacrer aux énergies renouvelables​, estime Anna-Lena Rebaud, des Amis de la Terre, et pour laquelle le CCS n’est rien d’autre qu’un business proposé par l’industrie du pétrole et du gaz pour entretenir le statu quo et garder ses clients.

Pour l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint, le CCS a tout pour déplaire. Elle décrit une technologie immature et peu efficace, avec un taux de récupération de CO2 qui ne dépasse pas 70 %, qui sert surtout au greenwashing des entreprises très polluantes, en particulier les firmes pétro-gazières​. La priorité doit être, selon cette élue, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, de sortir des énergies fossiles et de développer les énergies renouvelables​.

Lire aussi: La capture et l’enfouissement du carbone, fausse solution selon l’écologiste Marie Toussaint

Elle redoute que les infrastructures de CCS deviennent d’abord des actifs bloqués, qui, une fois créés nous enferment dans des processus de production basés sur les combustibles fossiles qui ne sont pas conformes à nos objectifs climatiques ». Puis qu’avec l’essor des renouvelables, de plus en plus compétitives, ces infrastructures ne soient plus intéressantes après 10 ans, bien avant leur durée de vie réelle. Elles deviendraient alors des actifs échoués, c’est-à-dire encore un gâchis d’argent public ».

Un risque de « bombe à carbone » pour les océans

On n’est pas moins sévère chez Greenpeace. Un projet tel que Northern Lights, c’est 5 millions de tonnes de CO2 captés par an, relativise François Chartier, chargé de campagne Océan et Pétrole, alors que TotalEnergies indique lui-même en émettre 400 et que nous estimons, nous, qu’il en émet 1 600.

Le militant s’inquiète, même si certains experts garantissent le contraire, de l’absence de sécurité à long terme sur des stockages souterrains qui, s’ils fuyaient deviendraient des bombes à carbone pour les océans. Il estime que le CCS relève comme la compensation carbone et le nucléaire de ces fausses technosolutions grâce auxquelles on veut nous faire croire qu’on peut ne pas changer de mode de vie.

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